Faut-il désespérer de l’Afrique ?

Faux-semblants et vrais ressorts



« Que faire en Afrique ? » « Que faire pour l’Afrique ? » « Que faire avec l’Afrique ? » « Que faire pour notre Afrique ? ». Ca s’agite, ça s’interroge de tous les côtés, de sommets en rapports, de conférences en déclarations et engagements, privés, publics, Africains et Internationaux, sans compter les revirements stratégiques. Vraiment, ça ne va pas, et chacun s’en inquiète. Pour autant, ça tourne en rond, depuis des décennies : trop de corruption, absence de démocratie, de sens moral, mauvaise gouvernance, … ou alors domination néo-coloniale, pillage des ressources, sujétion des esprits, dirigeants vendus, … Et que dit-on ? « C’est l’Afrique, que voulez-vous ! » Cela a toutes sortes de relents. On se résigne, on en appelle à la vertu, au sens de l’intérêt général, du service public, on recherche les hommes intègres. Sans jamais se demander réellement pourquoi. Ou si on s’est posé les bonnes questions. On n’avance pas, alors que l’Afrique bouge.

Les faux-semblants

Et si on s’était dispensé de faire une véritable analyse des formations sociales du continent, en continuant à croire, voyant le soleil se lever à l’Est, qu’il tourne autour de la Terre ?

En effet, on pense traiter, en Afrique notamment, avec des Etats modernes, dotés d’administrations et de législations, tout entiers orientés en principe vers le bien commun décidé par les majorités, et où les abus sont sanctionnés ! Bref l’Etat wéberien, essentialisé, idéalisé. Comme il se doit, quoi. Pourtant rien ne colle. Et de déplorer que l’intérêt général cède le pas aux intérêts particuliers. Que les élections pour représenter les majorités soient trafiquées. Que les institutions ne semblent pas servir les missions qui sont les leurs. Que les détournements soient impunis. Que les plus beaux des projets de développement tournent en eau de boudin ou s’évaporent, malgré tous les verrous, précautions et chicanes érigées. On ne sait plus à quel saint, ou gradé, se vouer ! Mais ne prend-on pas des vessies pour des lanternes ?

Depuis des lustres on prend pour argent comptant les formes institutionnelles en place (et les Africains ont été maîtres pour revêtir leur système des formes les plus diverses empruntées au Nord, selon qu’il plaisait à ces derniers), alors que le fonctionnement du système, sous ces formes empruntées et revisitées, est souvent tout autre. Longtemps les uns et les autres se sont satisfaits de ce marché de dupes, de ces faux-semblants qui, en s’en tenant à des apparences acceptables, politiquement correctes, convenaient aux “valeurs universelles” de la communauté internationale, à l’idéologie développementaliste dominante chez les bailleurs, aux schémas anti-impérialistes dominants dans l’intelligentsia africaine.

Les vrais ressorts

Donc, selon quels ressorts ces sociétés fonctionnent-elles, au-delà des faux-semblants et des masques, des déguisements empruntés pour donner le change ? Quel Etat (car il en est plusieurs, n’en déplaise à l’idéologie libérale) est au service de ces ressorts, pour en assurer l’efficacité et la reproduction ?

Comme souvent, il faut sortir du cadre pour trancher le casse-tête.

Beaucoup de sociétés issues des Indépendances, donc de la colonisation, sont fondamentalement régies par un système qu’on pourrait, pour simplifier, nommer celui de la rente prédatrice. L’accumulation de richesse ne résulte pas de la valorisation d’un capital, mais de la captation permise par la position acquise dans les rouages de l’appareil étatique ou dans l’accès aux rapports avec celui-ci. Le carburant du système étant d’abord les produits bruts d’exportation, puis tous les revenus que la détention d’un pouvoir officiel peut générer, y compris l’aide étrangère si on sait s’y prendre.

On le voit, ce système n’a rien à voir avec celui connu sous le nom de capitalisme. Il n’en a que les oripeaux, quelques formes empruntées. Mais cette apparence – et le nom – aveuglent.

Ce système s’est progressivement perverti en se systématisant, et est à bien des égards à bout de souffle. L’appétit croissant des bénéficiaires, leur concurrence exacerbée, la lassitude des populations que n’atteint plus le ruissellement de jadis et laissées désormais à l’abandon, l’arrivée de cohortes de jeunes qui ne voient pas d’avenir et, bien connectés, en supportent de moins en moins l’injustice, tout cela le menace.

A bien des égards, l’aide internationale – qui traite avec les Etats, avec CES Etats - a permis à ce système, cahin-caha, de perdurer. En tout cas, bien davantage dans les pays francophones, gardés sous perfusion.
Mais il y a plus.

Des dynamiques nouvelles

Dans les marges du système – il en a de larges, puisque toute une partie de la vie économique et sociale, dite informelle, qui occupe une majorité de la population, n’est pas ou beaucoup moins dans l’aire de la prédation – est apparue une autre dynamique, celle d’un secteur entrepreneurial privé, fondé sur l’innovation et la technologie, la transformation et la valorisation de produits locaux, pour un marché local ou régional. Certaines de ces entreprises, récemment ou, peu nombreuses, depuis plus longtemps, ont pris de véritables dimensions. Parfois sans besoin de grand capital de départ, parfois en saisissant une opportunité conjoncturelle (le ciment pour Dangote quand le Nigeria construisait à tout va), parfois en convertissant une accumulation prédatrice antérieure.

Pour le moment, ce secteur économique privé se développe, le plus souvent, à l’écart des institutions, sans leur appui, voire en butte aux obstacles qu’elles lui dressent, aux extorsions qu’elles lui font subir, aux règlementations avec lesquelles elles l’étouffent. Car pour la Rente, pour les Prédateurs, l’entreprise privée est à la fois menace et proie. Cette dynamique, quoique ralentie, entravée, s’impose progressivement. Davantage dans les pays anglophones, où l’écroulement des Etats et de la monnaie, dans les années 90, a laissé plus d’espace au mouvement tandis que la résistance des Etats et la stabilité du CFA a largement préservé la capacité de nuisance de ceux-ci dans les pays francophones.

Cette dynamique est loin d’avoir gagné la partie. Pour qu’elle se développe, atteigne une taille critique et devienne hégémonique, elle aura besoin de changements d’orientations politiques, d’un renouvellement des pratiques et des règlementations qui favorise son essor au lieu de le brider. En fait d’un autre Etat, à construire. Le mouvement est en cours, qui semble inéluctable. Mais encore bien fragile.

Si cette analyse est juste – à savoir que nous assistons à une phase où un système de rente prédatrice qui a trouvé ses limites compte tenu de la vague démographique et des mouvements citoyens est défiée par un système dont la locomotive serait l’initiative économique privée, une économie privilégiant la valorisation sur place des productions locales pour un marché régional – alors ne faut-il pas que chacun, en Afrique, dans la communauté internationale, en tire toutes les conséquences ? En reconsidérant tout selon cette nouvelle perspective.

Que faire ? Que ne plus faire ?

Ainsi des engagements d’aide pris par le dernier G7. Ou des remises de dettes. Cela servira-t-il encore à faire de l’acharnement thérapeutique en nourrissant la rente par perfusion, malgré toutes les précautions prises ? Ou cela, la leçon tirée, sera-t-il injecté dans l’économie réelle, productive, génératrice de valeur ajoutée et créatrice d’emploi, en détournant les flux de tout ce qui est institutionnel, des circuits d’évaporation.

Sans plus interférer directement avec la politique africaine – ce sera aux Africains à déterminer les modalités du changement de leurs sociétés, avec tempêtes peut être, tangage et secousses, comme il le feront –, il est temps d’accompagner et de faciliter un mouvement en cours, de fluidifier son éclosion.

Les avenues pour ce faire sont nombreuses :
• Encourager toutes les réformes de structure susceptibles de faciliter la transformation locale et les échanges régionaux (régulation du commerce international, politique monétaire, législations intérieures, règlementations régionales, sanction des prédations).
• Financer des investissements orientés vers le développement des économies locales : voies de communication entre lieux de production et de transformation, et non plus à l’export, accès aux nouvelles technologies, à l’énergie, outre l’éducation et la santé.
• Aider en finançant non plus (seulement) les Etats et les institutions, mais les entreprises : prêts, participation au capital, pépinières d’entreprises, etc. y compris les micro-entreprises, les artisans et les auto-entrepreneurs, le tissu même des sociétés.
• De l’assistance technique, oui, mais pas dans les administrations pour définir des politiques publiques : dans les entreprises privées, en personnels d’encadrement et en conseil, ou en finançant des consultants et de l’expertise, en réponse aux besoins des entrepreneurs.
• Soutenir les initiatives de la société civile qui s’emploient à surveiller la dépense publique et à lutter contre la corruption.

Pour autant, il ne s'agit pas de béatifier le privé, qui a aussi de nombreux travers. Son arrivée en position de leadership ne sera pas l'avènement du paradis sur terre. Il n'en sera pas nécessairement fini de la corruption, quoi que peut-être sous d'autres formes (rappelons nous les scandales qui ont émaillé la 3ème république en France, pendant justement la période de la bourgeoisie d'affaires triomphante). Il n'est pas dit du tout que les travailleurs aient une vie plus facile. Qu'en attendant que les régulations s'imposent avec efficacité, il n'y ait pas de fortes turbulences.

D’une stratégie possible

Bien entendu, il y a besoin d'un Etat "... pour que le secteur privé fonctionne bien." Mais de quel Etat ? Certainement pas du type de ceux, encore nombreux en Afrique, si on veut généraliser, qui sont largement des machineries d’extraction et de répartition de la rente dont bien des mécanismes briment, étouffent, empêchent d’éclore les initiatives privées, les entrepreneurs économiques locaux, petits ou gros.

Toute la pression doit être mise, en interne comme en externe, pour que les systèmes étatiques en place cessent d’être nuisibles à l’éclosion et au renforcement des initiatives économiques privées. Que soient levées les entraves, que changent les pratiques d’extorsion, que les entrepreneurs et investisseurs soient sécurisés. Ceux-ci, pour se développer, pour mettre en place l’activité de valorisation et d’échange des produits locaux, ont besoin d’un Etat REFORMÉ, REFONDÉ qui soit à son service, qui cesse de nuire pour au contraire faciliter, créer les conditions favorables à son activité, réguler aussi, positivement. Qui dans un premier temps écoute le cri « Laissez-nous entreprendre ! », et bien vite entende « Aidez-nous à entreprendre ! ». Cris qui s’adressent aussi bien aux dirigeants locaux, qu’aux institutions d’aide qui se veulent bienveillantes.

Il y a urgence. Tout ce qui peut, d’une manière ou d’une autre, accoucher de telles évolutions est bon à prendre. Envoyer des signaux forts aux forces économiques productives, à la jeunesse, montrer qu’il y a un avenir et qu’il est entre leurs mains, voilà qui combattrait vigoureusement la désespérance, la perte de repères, l’influence vénéneuse des propagateurs de haine et de mort. C’est parmi les populations que la guerre contre le terrorisme se gagnera, par la restauration de la confiance en l’avenir, en des autorités renouvelées, en des institutions au service des populations au travail. Le financement d’entreprises, grandes, moyennes, petites, micro, les prêts, l’injection de liquidités ferait redémarrer l’activité productive et les échanges, stimulerait les initiatives, redonnerait espoir. Quand bien même il y aurait de la déperdition, elle serait incommensurablement moindre qu’actuellement, et elle aura mis du carburant dans les circuits économiques.

Passons vite à autre chose, le temps presse, pour que s’ouvrent de nouvelles perspectives d’avenir.

ANNEXE en complément -- L’APD dans l’impasse

Mon point de vue est le suivant : et si les agences de coopération, nationales ou internationales, s’étaient dispensées de faire l’analyse des formations sociales pour lesquelles elles agissent, et continuaient à croire, voyant le soleil se lever à l’Est, qu’il tourne autour de la Terre ?

En effet, elles traitent, en Afrique notamment, avec des Etats modernes, dotées d’administrations et de législations, tout entiers orientés vers le bien général décidé par les majorités, et où les abus sont sanctionnés. Et de déplorer que l’intérêt général cède le pas aux intérêts particuliers. Que les élections pour représenter les majorités soient trafiquées. Que les institutions ne semblent pas servir les missions qui sont les leurs. Que les détournements soient impunis, sauf s’il faut se débarrasser de gêneurs. Que les plus beaux des projets de développement en grande partie tournent en eau de boudin ou s’évaporent, malgré tous les verrous, précautions et chicanes érigées. On ne sait plus à quel saint se vouer.

Depuis des lustres elles prennent pour argent comptant les formes institutionnelles en place (et les Africains ont été maîtres pour revêtir leur système des formes les plus diverses empruntées au Nord, selon qu’il plaisait à ces derniers), alors que le fonctionnement du système, sous ces formes empruntées et revisitées, est tout autre. Longtemps les uns et les autres se sont satisfaits de ce marché de dupes, qui, en s’en tenant à des apparences acceptables, politiquement correctes, convenait à l’idéologie développementaliste dominante chez les bailleurs.

Les sociétés issues des Indépendances, donc de la colonisation, sont fondamentalement régies par un système qu’on pourrait, pour simplifier, nommer celui de la rente prédatrice. L’accumulation de richesse ne résulte pas de la valorisation d’un capital, mais de la captation permise par la position acquise dans les rouages de l’appareil étatique ou dans l’accès aux rapports avec celui-ci. Le carburant du système étant d’abord les produits bruts d’exportation, puis tous les revenus que la détention d’un pouvoir officiel peut générer, y compris l’aide étrangère si on sait s’y prendre.

Ce système est à bien des égards à bout de souffle. L’appétit croissant des bénéficiaires, leur concurrence exacerbée, la lassitude des populations que n’atteint plus le ruisselement de jadiset laissées désormais à l’abandon, l’arrivée de cohortes de jeunes qui ne voient pas d’avenir, tout cela le menace.

A bien des égards, l’aide internationale a permis à ce système, cahin-caha, de perdurer. En tout cas, bien davantage, dans les pays francophones, gardés sous perfusion.

Dans les marges du système – il en a de larges, puisque toute une partie, dite informelle, qui occupe une majorité de la population, n’est pas ou beaucoup moins dans l’aire de la prédation – est apparue une autre dynamique, celle d’un secteur entrepreneurial privé, fondé sur l’innovation et la technologie, la transformation et la valorisation de produits locaux, pour un marché local ou régional. Certaines de ces entreprises, récemment ou, peu nombreuses, depuis plus longtemps, ont pris de véritables dimensions. Parfois sans besoin de grand capital de départ, parfois en saisissant une opportunité conjoncturelle (le ciment pour Dangote quand le Nigeria construisait à tout va), parfois en convertissant une accumulation prédatrice antérieure.

Pour le moment, ce secteur économique privé se développe à l’écart, le plus souvent, des institutions, sans leur appui, voire en butte aux obstacles qu’elles lui dresse, aux extorsions qu’elles lui font subir, aux règlementations avec lesquelles elles l’étouffent. Car pour la Rente, l’entreprise privée est à la fois menace et proie.Cette dynamique, quoique ralentie, entravée, s’impose progressivement. Davantage dans les pays anglophones, où l’écroulement des Etats et de la monnaie, dans les années 90, a laissé plus d’espace au mouvement tandis que la résistance des Etats et la stabilité du CFA a largement préservé la capacité de nuisance de ceux-ci dans les pays francophones.

Cette dynamique est loin d’avoir gagné la partie. Pour qu’elle se développe, atteigne une taille critique et devienne hégémonique, elle aura besoin de changements d’orientations politiques, d’un renouvellement des pratiques et des règlementations qui favorise son essor au lieu de le brider. Mais le mouvement est en cours, qui semble inéluctable.

Si cette analyse est juste – à savoir que nous assistons à une phase où un système de rente prédatrice moribond est en train de se faire supplanter par un système dont la locomotive serait l’initiative économique privée, une économie privilégiant la valorisation sur place des productions locales pour un marché régional – alors l’aide internationale, l’APD doit-elle faire de l’acharnement thérapeutique en nourrissant la rente par perfusion ?

Doit-on y mettre fin ?
Ou doit-on, sans plus interférer directement avec la politique africaine – ce sera aux Africains à déterminer les modalités du changement de leurs sociétés, avec tempêtes peut être, tangage et secousses, comme il le feront –, accompagner et faciliter un mouvement en cours, fluidifier son éclosion.

Les avenues pour ce faire sont nombreuses :
• Encourager toutes les réformes de structure susceptibles de faciliter la transformation locale et les échanges régionaux (régulation du commerce international, politique monétaire, législations intérieures, règlementations régionales, sanction des prédations).
• Financer des investissements orientés vers le développement des économies locales : voies de communication entre lieux de production et de transformation, et non plus à l’export, accès aux nouvelles technologies, à l’énergie, outre l’éducation et la santé.
• Aider en finançant non plus (seulement) les Etats et les institutions, mais les entreprises : prêts, participation au capital, pépinières d’entreprises, etc.
• De l’assistance technique, oui, mais pas dans les administrations pour définir des politiques publiques : dans les entreprises privées, en personnels d’encadrement et en conseil, ou en finançant des consultants et de l’expertise, en réponse aux besoins des entrepreneurs.

Pour autant, il ne s'agit pas de béatifier le privé, qui a aussi de nombreux travers. Son arrivée en position de leadership ne sera pas l'avènement du paradis sur terre. Il n'en sera pas nécessairement fini de la corruption, quoi que peut-être sous d'autres formes (rappelons nous les scandales qui ont émaillé la 3ème république en France, pendant justement la période de la bourgeoisie d'affaires triomphante). Il n'est pas dit du tout que les travailleurs aient une vie plus facile. Qu'en attendant que les régulations s'imposent avec efficacité, il n'y ait pas de fortes turbulences.